Retrouver le plaisir de manger sous chimiothérapie
Août 2022, par S. Audali
Différents facteurs peuvent perturber le plaisir pris à manger ; la chimiothérapie en est un, notamment en raison des troubles du goût qui se manifestent fréquemment au cours des traitements des cancers.
Cependant, on sait combien l’alimentation est un facteur important du bien-être d’un malade, tout d’abord parce qu’elle assure le maintien de son statut nutritionnel mais aussi parce qu’elle améliore sa qualité de vie dans ses dimensions sociales et émotionnelles. Le cancer et les effets associés des traitements peuvent ainsi conduire les personnes malades à ne plus partager de repas avec leurs proches, à perdre l’appétit, voire, pour 40 % d’entre eux, à souffrir de dénutrition modérée à sévère. Afin d’optimiser la réponse aux traitements et leur tolérance, d’agir sur la santé et de favoriser du bien-être, il est donc très important de comprendre et d’agir pour entretenir le plaisir de manger : c’est l’objectif de ce livret, téléchargeable gratuitement.
L’auteur explique « Les résultats de ma recherche mettent en lumière l’importance de considérer les symptômes alimentaires à l’échelle individuelle, étant donné qu'ils peuvent considérablement varier d'une personne à l'autre. En raison de cette variabilité marquée entre les individus, il est aujourd’hui impossible d’établir une définition standard de ce symptôme. Cependant, l’identification des trois principaux profils en fonction du type de la perception (goût et odeur inchangés, hypersensibilité et hyposensibilité aux goûts et aux odeurs) constitue un premier pas dans la prise en compte de l’individualité de chacun.
Une meilleure prise en charge passe donc par une écoute particulière de la manifestation de tout effet secondaire du traitement, mais surtout aux moyens de mieux vivre avec. Inconfortables, inattendues, variables d’un individu à l’autre, et faisant parfois de l’expérience alimentaire une épreuve, les modifications des perceptions des goûts et des odeurs ne sont heureusement pas permanentes. Elles ont tendance à se manifester juste après l’administration du traitement, et sauf exception très rare, les capacités à percevoir reviennent à la normale dans les huit semaines suivant la fin du traitement. »
Comprendre
Dans la première partie du livret, on découvre les mécanismes impliqués dans le plaisir de l’alimentation ainsi que leurs perturbations par la maladie et/ou les traitements.
Retenons que pas moins de trois systèmes sensoriels sont activés : l‘olfactif, le gustatif et le trigéminal.
- Le système olfactif : Trois cent cinquante à quatre cents récepteurs olfactifs capables de
reconnaître un très grand nombre de molécules odorantes : le système olfactif humain se révèle très spécialisé et performant. Il met en jeu des neurones dédiés localisés dans l’épithélium olfactif situé au sommet de la cavité nasale et deux modes de transport des molécules odorantes, orthonasal et rétronasal, ce dernier étant activé lors de la
mastication des aliments.
- Le système gustatif : quatre papilles et cinq goûts. De petites excroissances charnues situées sur la langue (mais aussi sur le palais, les joues, dans l’œsophage) et réparties en quatre familles détectent les cinq goûts primaires que sont le sucré, le salé, l’acide, l’amer et l’umami. La machinerie de reconnaissance des goûts implique aussi quelques nerfs (facial, glossopharyngien, vague) et le cortex cérébral, sans oublier la salive, premier fluide digestif et solvant des molécules sapides.
- Le système trigéminal : des sensations complémentaires. Ce troisième système chimiosensoriel, qui tire son nom d’un nerf et d’un ganglion en lien avec le nerf trijumeau, le visage et ses cavités nasale et orale, est sensible aux informations à la fois proprioceptives et kinesthésiques. C’est lui qui détecte les sensations de frais, de chaud, d’âcre, de piquant, d’irritant que peuvent provoquer certaines molécules. Le caractère brûlant du gingembre, le côté pétillant d’une boisson effervescente ou l’astringence des tanins de certains vins ? C’est grâce au système trigéminal !
- Une perception intégrée : la notion de flaveur. De la combinaison de ces différentes perceptions et de l’analyse croisée de ces trois systèmes sensoriels naît la notion de flaveur, qui représente l'ensemble des sensations olfactives, gustatives et tactiles ressenties lors de la dégustation d'un produit alimentaire. Il est essentiel dans l’acte alimentaire.
Comment renforcer le plaisir alimentaire ?
Bien entendu, on tiendra compte au maximum des préférences générales en matière d’alimentation de chacun, ainsi que des envies d’aliments précis. La présentation sera également soignée, les portions adaptées. Chez lui, chaque malade devrait être attentif à respecter ses goûts en matière d’heure et d’ambiance du repas, du dressage de la table, de la vaisselle utilisée, etc…Mais comment améliorer concrètement l’appréciation des aliments en présence de déficit sensoriel ? Peut-être, à l'instar de ce que font spontanément certains patients, en assaisonnant les mets, mais de façon saine, pour en renforcer l’arôme et le goût...
Une expérimentation gustative aux résultats étonnants
Dans le but d’améliorer le goût des aliments, pour pallier le déficit sensoriel des patients sous chimiothérapie et pour optimiser leur expérience gustative, une étude interventionnelle a été mise en place dans le cadre de cette thèse de doctorat lyonnaise. Cent cinquante-quatre patients diagnostiqués pour différents cancers et traités avec différents protocoles de chimiothérapie et trente-six contrôles sains ont été invités à goûter et à donner leur appréciation de différentes recettes élaborées par l’Institut Paul Bocuse de Lyon. La dégustation portait sur la comparaison d’une crème d’aubergine « nature » et de quatre versions « améliorées » et assaisonnées respectivement de sel, de citron, d’ail ou de cumin. Une recette reproductible et assez neutre en goût avec une texture facile et des condiments choisis pour stimuler chacun des systèmes sensoriel, olfactif, gustatif et trigéminal, déclinée en quatre assaisonnements a été choisie.
Résultat : les recettes agrémentées de sel et d’ail ont été significativement plus appréciées par les patients mais pas par les témoins non malades. La recette au cumin ne fait pas l’unanimité chez les patients, elle est appréciée par les patients souffrant d’altérations sensorielles mais pas par les autres. La recette au citron n’a pas été appréciée par les patients. Les épices sont unanimement rejetées par les deux groupes de patients, avec ou sans altérations, alors que la recette au cumin est appréciée par le groupe contrôle : la cuisine et les mets épicés sont en général peu appréciés par les patients sous chimiothérapie car les saveurs sont jugées trop intenses. À l’inverse, la recette agrémentée de sel a été appréciée par les patients : le sel est un exhausteur de goût et à ce titre compense les déficits sensoriels ; il masque en outre la fameuse amertume ressentie par les patients et atténue celle intrinsèque aux aliments.
L’ail, également apprécié, a la propriété de stimuler le nerf trigéminal dont il est connu qu'il joue un rôle important dans le développement de la flaveur.
Certaines de ces préférences s’expliquent facilement : le citron est ainsi perçu négativement car l’acidité exacerbe le goût de métal dont se plaignent souvent les patients sous chimiothérapie et il peut être irritant au contact d’aphtes et de mucites buccaux qui sont aussi fréquemment observés chez les patients en cours de traitement.
À noter qu’au fil de cette étude, les chercheurs ont pu observer une sensibilité plus importante chez les femmes, les femmes du groupe « sans altérations sensorielles » ayant même une sensibilité olfactive et gustative supérieure à celle du groupe témoin non malade.